Voculienne Limule portait un ensemble bien coupé, d'un bleu pâle aux coutures et boutons plus foncés, veste de tailleur et pantalon droit qui s'élargissait légèrement au bout de façon à tomber sur le mollet en légères ondulations. Sous ses chaussures cirées – bleues également – elle avait mis des chaussettes courtes, ce qui permettait, lorsqu'un pas énergique soulevait un instant le tissu, d'apercevoir en dessous la peau de ses chevilles. Cette vision fugace, quoiqu'elle pût sembler bien anodine, ne laissait pas de charmer le regard débordant de désir qui la scrutait dans l'ombre, et qui trouvait dans cet involontaire déshabillement, parce que petite forme de laisser-aller par rapport à la rigueur du reste de la tenue, un subtil érotisme. Mais, comme chacun le savait, le Grand Méchant Loup voyait de toutes manières de l'érotisme en tout ; lui-même ne l'aurait pas nié, tout excité qu'il était à surveiller depuis son recoin celle qui serait sa prochaine victime. Au moins celle-ci pourrait-elle se vanter d'avoir péri pour une utilité autre que le simple assouvissement de ses désirs !
Elle devait avoir entamé depuis un moment sa deuxième moitié de millénaire, au vu de la finesse un peu flageolante de sa peau, mais demeurait particulièrement bien préservée, quoique son visage ne soit plus celui d'une jeune donzelle aux joues rondes et roses. Une sorcière au sort de rajeunissement en fin d'efficacité, peut-être ? Le jeune imbécile qu'il avait courtoisement interrogé ne lui en avait pas parlé, pourtant, et Irfane ne croyait pas qu'il eût pu lui mentir – sa
courtoisie avait été intense, avec lui. Il l'avait désignée comme la Capitaine la plus indépendante, une misanthrope trop sûre d'elle qui côtoyait au minimum ses collègues et n'avait pas cru bon de se doter d'un système de protection digne de ce nom – bref, la proie parfaite pour un enlèvement rapide et qui passerait inaperçu le plus longtemps possible. Mais si elle était sorcière, et âgée donc expérimentée par dessus le marché... La prudence lui titillait les muscles, faisait un croc-en-jambe à ses instincts. Il n'était pas venu préparé pour un affrontement magique, après tout ! Mais il n'était plus temps de changer de plan, ni de laisser du terrain à l'hésitation. Tout avait été mis en place, tout devait se dérouler ce soir, et rapidement ; Alice allait finir par l'attendre, s'il traînait davantage. Même si ces charmants mollets soutenaient une sorcière, et même si elle était puissante, il lui faudrait les faucher, coûte que coûte. Il prit donc une profonde inspiration, caressa le morphis au fond de sa poche, et plongea à la suite de la silhouette bleutée.
Il s'avéra que la Capitaine n'était pas plus sorcière que lui n'était jeune jouvenceau, et il parvint à la maîtriser avec une aisance inattendue. Il gagna même du temps sur celui qu'il avait estimé pour la lutte qui aurait dû avoir lieu, et en profita pour faire subir à cette pathétique vieillarde quelques outrages à savourer d'autant plus qu'il n'aurait pas cru les pouvoir faire. Il ne lui fallut au final pas plus de vingt minutes avant de ressortir de là parfaitement transformé, tout de bleu vêtu, sans même une goutte de sang au coin des lèvres, et une bête petite satisfaction personnelle à contempler ses mollets devenus fins se dévoiler en cadence alors qu'il courait vers le Commissariat où devaient l'attendre son Alice et son destin.
Il retrouva en effet sa tendre et chère dans l'ombre d'une ruelle, en compagnie du Charpentier et du Morse qu'il salua d'un signe de tête poli et froid après un «
C'est moi » catégorique, histoire de s'identifier. Mais il n'en aurait sans doute même pas eu réellement la nécessité, tant son port et la glace mordante de ses yeux devaient le rappeler à ceux qui le connaissaient, et ce malgré l'aspect désormais féminin, morne, autre de son corps : les fines poches sous ses yeux, les pommettes saillantes, l'étroitesse des lèvres, le dénuement des tempes, le nez et le menton aigu, la silhouette d'araignée bleue, enfin, tout était Voculienne, tout, sauf ce port et ce regard. Il avait bien conscience qu'en l'état, et malgré tous ses dons d'acteurs, il ne pourrait tromper que ceux qui ne connaissaient pas intimement la fausse sorcière ; mais justement parce qu'il avait pris celle qui laissait le moins les gens la connaître, il ne se faisait guère de soucis. Et puis il n'était pas venu sans rien savoir : le petit bleu de plus tôt lui avait fourni, entre deux hurlements, tous les renseignements demandés, et d'autres encore qu'il n'aurait pas même songé à réclamer.
Un coup d'œil vers le commissariat et il aperçut les deux gardes qui, motivés ou mous, se rapprochaient.
« Deux : parfait. » murmura-t-il, tant pour lui que pour ses compères à qui il signifia d'un geste de l'attendre là.
Et ce fut tout naturellement, comme s'il avait passé sa vie à ne faire que ça, qu'il sortir de l'ombre et s'avança à découvert devant l'intimidant bâtiment, tâchant d'imiter la démarche qu'il avait pu brièvement observer lors du vivant de la vraie Voculienne, et se dirigea vers les deux gardes. Puis, du même ton qu'elle avait employé pour s'offusquer de son intrusion chez elle (il avait certes sa voix, mais la voix seule ne fait pas tout) :
« Capitaine Limule. Suivez-moi, vous-deux, j'ai aperçu quelque chose de suspect vers cette ruelle. Et vous appelez ça monter la garde... ! »
Sur ce il tourna les talons, comme la Capitaine râleuse habituée à se faire obéir, et mena ses deux proies, l'une offusquée et l'autre blasée, vers le recoin sombre où ils seraient cachés du Commissariat et où attendaient ceux qui ne tarderaient pas à prendre leur apparence. Dés qu'ils eurent atteint la ruelle, leurs nuques craquèrent sourdement, et ils chutèrent sans bruit. Irfane contempla leurs corps immobiles, encore chauds, et, tandis que ses Épouvanteurs s'occupaient à leurs transformations respectives, il se prit à regretter, avec un lourd sentiment d'amertume qui atténua un instant l'excitation générale qu'il ressentait, toutes ces morts trop rapides, ces meurtres sans goûts que les victimes n'avaient pas même senti venir, ce gâchis de chairs qu'il ne goûterait jamais. La vie était décidément bien cruelle, parfois...
Mais enfin, d'autres considérations nettement plus importantes réclamaient son attention.
« Prêts ? Bien. » fit-il lorsqu'il eut devant lui deux parfaits doubles des loques inertes à ses pieds. « Sylar, vous resterez devant le Commissariat à monter la garde, comme convenu. Walrus, vous nous débarrasserez des corps, et reviendrez dés que possible. Des changements d'apparence fréquents devraient garantir votre discrétion. Alice, ma chérie... nous entrons ! »
Et à cette dernière phrase il y avait au fond de sa voix, ou du moins de la voix de Voculienne, un frémissement de joie pure, d'excitation sans fond, de gloussante félicité à l'idée du danger dans lequel ils allaient se précipiter.