Il était une fois. Et rien qu'une seule !
Naitre, c'est un peu ça: se réveiller dans une foule, et pas un regard sur vous.
Chapitre premier: comment je suis née.
Elle lui adresse un regard doux, réservé mais lumineux, en faisant lentement tourner une cuiller dans son thé. Son dos frôle le dossier de velours rouge sans s'y appuyer et sur son épaule roule la masse sombre de sa chevelure. Modeste, comme inconsciente de sa propre beauté, elle ne semble pas savoir que la courbe tendre de sa joue, sous cet angle, caressée de lumière, désarme même les pires haines. Elle ne semble pas en user face à son interlocuteur... Journaliste? Oh... Elle aime les médias. Elle les chérit, les berce, les enlace, elle leur donne son corps, sa si jolie enveloppe, elle leur jette un peu de chair, un peu d'exhausteurs de gouts, du sel, du sucre, du miel... Tout ce qu'ils aiment. De si jolis joyaux à passer à ses doigts fins...
Il voulait un entretien privé, privilégié, un échange intime...
Elle a fait mine d'hésiter: « Je ne sais... »
Sa naissance?
Elle voudrait tant...
C'était l'été, ou presque. Il faisait si chaud que la sueur, sur le corps de mère, son beau corps torturé, secoué de douleur, la sueur, sur ses membres fins et rêveurs devait s'évaporer presque aussi vite qu'elle naissait. C'est ce que je me raconte: j'aime imaginer être née par une journée brûlante, une journée-incendie, une journée-qui-vous-dévore. Une journée qui vous accueille, vous, bébé, en vous brûlant les poumons: alors vous vous vengez, tout le reste de votre existence. Et la chaleur a pris son dû: une vie pour une vie.
Voilà pour le côté poético-lyrico-sentimantalo-débile.
Et voici pour la Bête, en moi.
La réalité, dans toute sa cruauté? Ma mère a écarté les jambes, je lui cognais le ventre, je la déchirais, et je les ai maculées de sang, ses cuisses que mon père avait ouvertes, et j'ai hurlé en lui arrachant ce qui lui restait de vie. Elle en a crevé, de me mettre au monde, cette bonniche. Elle en a crié, pleuré, râlé. Mais je n'ai pas eu pitié. J'ai rugi. C'est normal, pour être belle, il fallait que je lui vole la sienne, de beauté, et pour être forte il me fallait la sienne, de force, et pour être menteuse, il me fallait la sienne, de vérité.
Pfiou, comme ça!
Avec un cri, un rire.
Ca s'évade.
Ca s'évanouit.
Ca s'envole.
Ca ne pèse rien, une vie.
Ca se vole sans même y penser.
... mon premier délit. J'étais une enfant précoce.
Un bébé...
Un bébé sans souvenirs.
Mais je me tais, scribouillard, je me tais sur mes secrets.
Tu ne les mérites pas, mon coeur, mon beau, mon ange.
Tu es trop laid, trop simple, trop toi.
Trop tout, trop rien.
Tu n'es pas une assez belle proie.
Mais ne sois pas jaloux...
Surtout, ne le sois pas.
Il n'y a que Lui, tu sais.
Que Lui.
Elle a un sourire léger, un peu mélancolique.
« Je crois que tout le monde connait cette histoire. Je suis née, et pour me donner la vie, ma mère a sacrifié la sienne. Je ne l'ai pas connue, mais on m'a dit qu'elle était belle et courageuse, bonne et droite. Elle aurait sans doute été une si merveilleuse maman... Mais la vie est ainsi faite. Si un jour j'ai un enfant, j'espère pouvoir assister à ses premiers pas. Pour elle. Mais tout cela est encore bien loin. »
Elle se penche un peu, trempe le bout de ses lèvres ourlées de rouge dans son infusion de serre-moins-fort. Le vrai nom de ce thé? Elle l'a oublié. Cela fait longtemps qu'elle l'appelle ainsi... Ses cils battent un instant, alors qu'un plaisir animal la prend, la possède, la terrasse. Rien ne se voit, à peine le toucher angélique de la joie sur ses joues rosies. Elle aime le thé, les tisanes, les infusions, elle aime la richesse de leurs goûts et chacune de ses gorgées à un parfum de passé. Les saveurs cognent en elle et font éclater les souvenirs. Elle se love sous leurs caresses, se roule dans la chaleur lisse de leur boue, elle se salit dans leur fange odorante. Elle gémit. En silence. Immobile. Apaisée.
Elle a eu une si belle enfance.
Un demi-sourire.
Juste pour lui.
Pour son chapelier.
Lui qui est à elle.
Plus que tout autre.
A elle, à elle, à elle.
Lui qu'elle possède.
Je le vois dans tes yeux, scribouillard, je le vois bien que tu voudrais me parler de l'autre salope, là, ma belle-mère. Mais tu n'oses pas. Pas encore. Ce n'est pas plus mal, je n'ai pas envie de parler d'elle. Vous voulez toujours que je me lamente à son sujet... Oh, ce n'est pas qu'elle n'a pas été importante, elle a même eu son utilité. Puis comme les autres, elle était co-conne, elle se laissait berner. Et elle avait beaucoup de livres intéressants, tu vois? J'y ai puisé tant d'idées... Mais non, tu ne sais pas, tu ne peux pas comprendre, personne ne le peut. Il n'y a que Lui. IL sait, lui, qu'elle a essayé de me tuer, il comprend. Et pourtant, je l'aimais, avec toute la force de mon coeur d'enfant, avec toute ma haine, tout le sang de mon corps. Mais vas-y, pose ta question, cesse de fixer mes lèvres avec cet air révérencieux, tu me donnes envie de te les arracher, tes yeux de boue, tu sais, et de les porter en collier. Mais non, non mon ange, rassure-toi: ce sort là, il sera pour d'autres yeux, plus beaux, plus lumineux.
Je plaisante, voyons.
Je ne ferais pas de mal à une mouche.
Ni à un ver à bière.
Ni à un calamar.
Oh... Il lui parle de son enfance.
Organisé, le petit.
Organisé comme un scarabée.
Chronologiques, alors, ses questions?
Elle peut s'en accommoder.
« Papa était fort présent pour moi, même après son remariage. J'ai eu une enfance normale, somme toute... »
« Tu sais, miroir? J'ai peur, parfois, de maman. »
Je l'appelais ainsi, parfois, en public, la petasse. Le reste du temps c'était « mère ». Mère ou rien. Je n'oublie pas ce jour. Je devais avoir dix ans, pas plus... J'avais espionné Musca, plus d'une fois, alors qu'elle se pavanait devant la glace, alors qu'elle lui parlait. C'était injuste! Moi aussi! Moi aussi je voulais un miroir parlant. Et pourquoi pas, après tout? J'étais plus belle qu'elle!
Et parfois, lorsque le miroir était vide, parfois, je m'y étais aventurée, dans sa chambre, pour me rouler dans ses draps, l'y sentir, elle, le poivre et la rose de son corps, et la sueur tiède de mon père... Remplacer sa puanteur à elle par la trace de mon corps. Mais je n'avais que 10 ans, ce jour-là... le miroir? Le miroir... Ce jour-là, vers lui je m'étais avancée, et je ne savais s'il était là ou non. Alors je lui ai parlé.
« J'ai peur quand ses yeux sont noirs et ses lèvres toutes minces... »
Un bruit, dehors?
J'avais fui.
« Je n'étais pas mauvaise à l'école, j'avais des amis, je riais beaucoup, j'adorais jouer à cache-cache, j'oubliais de me laver derrière les oreilles et de temps à autres je mentais pour ne pas être punie... »
Parfois je me dis que c'est ce jour-là...
Ces deux phrases adressées au miroir...
Ce mensonge.
Parfois, et alors j'en jouis tant, tu sais? Parfois je me dis...
« Ce jour-là, j'ai scellé le sort de la connasse. »
Et alors tu ne peux pas comprendre, scribouillard, t'es condamné à des émotions molles, inutiles, c'est parce que dès la naissance tu as été médiocre, mais moi, quand j'y pense, le bonheur me plaque au sol, me piétine, m'arrache les entailles. Je suis heureuse comme je ne le suis que rarement.
Comme lorsque je mens.
Comme lorsque je suis vraie.
Comme lorsque je sens que je suis à deux doigts de lui faire mal...
Mais toujours, alors, il m'échappe.
« Et malgré tout, j'étais punie. Mais père m'adorait, et je le lui rendais bien. »
Et comme je la haïssais, cette pute qu'il avait ramenée, qu'il couchait dans son lit et qu'il faisait gémir, tous les soirs, sous ses coups de butor, si tu savais... Si tu savais, tu aurais peur de la violence, là, en moi. Le gout, la couleur, l'odeur de la haine... Elle est encore là, en moi, elle court dans mes veines... Je la détruirai, tu sais. Il était à moi. C'était MON père. Il n'avait jamais eu d'yeux que pour moi... avant elle. Elle n'était même pas si belle, pas assez pour expliquer. Je l'avais surnommée la sorcière. J'en riais avec mon fou et nous inventions des histoires où elle avait ensorcelé mon père. Puis j'ai appris à lire, j'ai trouvé ses livres, j'ai vu. J'ai compris. Avant elle, j'étais innocente, tu sais? Avant sa haine? Je faisais mal aux araignées, je frappais mon chat, j'aimais la couleur de son sang, mais jamais, jamais je n'avais songé à blesser un humain.
Mais lui, je ne l'ai pas blessé.
Pas encore.
Pas vraiment.
J'ai juste joué.
Pas pour lui faire mal, pour voir.
La preuve? Il est resté...
Il est encore là.
Elle m'a rendue laide, Muscapute.
Laide aux yeux du commun...
Moi je sais, je suis belle, si belle.
Je touche au sublime.
Je m'aime.
Mais surtout, je vous aime.
Je vous aime quand vous tremblez sans comprendre.
Quand vous me souriez, confiant, quand vous me croyez.
Quand vous m'avouez vos vices, vos peurs, vos doutes.
Quand je peux vous détruire et que je me retiens.
Parce que vous ne me méritez pas...
Vous êtes trop fragiles, tous.
Parfois, malgré tout, je joue.
Mais trop souvent, vous me décevez.
Le coup de grâce.
Un rire.
Un pot de fleur, tombé d'une fenêtre.
Vous voilà mort.
Tu te tais, mais je sais quelle sera ta prochaine question. Pas la peine de trembler, voyons: tu ne croiseras nulle part jeune fille mieux éduquée que moi. Je ne fais pas de mal aux inconnus. Pas pendant les interview, en tout cas. Tu te tais, et cela ne sert à rien...
Dis-moi que tu m'aimes, je te dirai qui tu hais.
Chapitre deuxième: comment je l'ai aimé
Le journaliste, teint souffreteux, pantalon douteux, veste écornée, semble à son aise, un cahier sur les genoux, un crayon planté derrière l'oreille, son magnétophone posé sur la table vernie qui les sépare et sa tasse de thé fragile, minuscule, perdue entre les pattes qui lui servent de main. Cela ne va pas durer, il ne peut juste pas deviner. Dans une heure, il aura mis des feux d'artifices dans les yeux tendres qui l'observe, et un loup au sourire discret qu'il contemple. Dans une heure il se hâtera, il courra vers les toilettes les plus proches et s'il a de la chance, beaucoup de chance, il ne sera pas trop humilié. Resteront les douleurs intestines.
Le pouvoir d'un thé. D'une poudre transparente.
Oh, reconnait-elle, en buvant une autre gorgée, en posant un regard un peu amusé sur sa victime, les poisons ne sont pas sa spécialité. « J'ai juste bien appris mes leçons, belle-maman. » Et elle sourit, lève les yeux vers une fenêtre et le ciel bleu qui s'y emprisonne. « Que diriez-vous de poursuivre cet entretien dehors? » et elle se redresse, souriante, lui lance son corps moulé dans des vêtements ajustés à la figure, comme d'autres l'accableraient de larmes et d'émotions vulgaires. Il ne réalise pas, le pauvre, et bientôt ils sont tous deux installés à la terrasse.
« Je suppose que la question suivante touchera à... ma belle mère? »
Elle hésite toujours, avant de la mentionner, comme si son nom lui faisait mal, une souffrance qui se dissimule, pudique, dans un mouvement léger de la nuque, dans un regard qui se dérobe et des cils qui s'abaissent. Une crispation, infime, de la main, puis tout cela, chassé par un sourire lumineux.Elle n'a jamais aimé s'apitoyer sur son sort, elle chérit par dessus tout la joie, le bonheur, les éclats de rire et puis l'amitié. Et le thé. Toujours le thé.
« Au départ... j'ai été jalouse. Mon père avait une autre femme dans sa vie, je croyais qu'elle me volait son attention... »
J'en ai crevé, de jalousie, tu sais... De la voir si belle, si séduisante, si savante. J'en ai crevé de douleur et de rage. La poupée qu'elle m'avait offerte? Cent fois je l'ai poignardée. Et puis, de toute façon, je n'avais plus l'âge des poupées... Elle était gentille, pourtant. Elle me coiffait, m'habillait, elle jouait avec moi. Quand père était là. Et puis, quand elle me faisait des nattes, elles tirait un peu trop sur mes cheveux, parfois. Mais je la remerciais toujours.
Ca devait être parce qu'elle était aussi parfaite que mon père l'aimait. Alors j'ai voulu être plus parfaite encore.
« Mais très vite elle a réussi à se rendre... irremplaçable. Et je l'ai aimée, comme si, réellement, elle était ma mère. Elle était gentille et attentionnée, la plupart du temps. Je n'ai jamais rien soupçonné... »
Elle lève les yeux au ciel, avec un soupçon de mélancolie. Un nuage passe dans ses yeux, puis elle semble revenir à la réalité et adresse à son interlocuteur un sourire gai.
« Mais je n'oublie pas les bons moments. Elle n'était pas... affreuse avec moi. Alors je ne veux plus me poser de questions, ni me demander si elle m'a toujours haïe. La vie? C'est devant, pas derrière. Pas dans le passé, dans les projets d'avenir. »
Elle était belle, si belle...
Tu sais? Belle comme les princesses.
Celles qui peuplent les contes de fées.
Celles qui étripent les princes.
Elle avait une peau douce, une peau qui sentait la fleur.
Et des yeux-couleuvres, et j'aurais voulu m'y perdre, tu sais, dans ses yeux.
Comme le faisait mon père.
J'aurais voulu qu'ils soient à moi. Comme les yeux de ma poupée.
Ils faisaient de jolies boucles d'oreilles...
Si jolies que je ne les portais que face à mon Chapelier.
Il les aimait bien, je crois.
Elle laisse une pause, un instant, puis quelque chose traverse son champ de vision, quelque chose de grand, de beau, de coloré, de rieur. C'est Sham, et elle lui fait signe de la main, se lève, avance, danse presque, jusqu'à lui, l'enlace pour lui souhaiter le bonjour, échange quelques mots avec lui, en riant. Elle a toujours un reste de sourire aux lèvres lorsqu'elle revient vers le lunetteux, elle s'excuse un peu, les yeux brillants de malice.
« Désolée de vous avoir planté là. »
« Vous semblez fort proches, le Chapelier toqué et vous. »
Oh... Elle sait où il veut en venir, elle se mord un peu la lèvre, elle hausse les épaules. Une fraction de seconde d'hésitation. Puis elle lui répond, rieuse.
« C'est mon plus ancien ami, celui qui me connait le mieux, celui qui m'accepte, avec mes défauts, mes qualités. Et puis, il était là, le jour où... Vous voyez? »
Je ne crois pas que tu comprennes, pauvre cloche.
Je ne crois pas que tu puisses comprendre.
Il a toujours été là.
Il a toujours joué avec moi.
Et moi, j'ai toujours joué avec lui.
Il me connait...
Il n'a pas peur.
Je lui fait mal?
Il ne le sait même pas.
Ou alors il le sait et s'en moque.
Et il se relève, comme si rien n'était arrivé.
Il me sourit, il me caline, il me chatouille.
Il est si fort que moi, à vouloir le blesser, je me brise contre sa force.
Il est si fort que j'ai beau essayer, rien ne l'atteint.
Il est si fort, et il est à moi, rien qu'à moi.
Parce que je suis la plus belle.
La plus douce, la plus cruelle, la plus diable.
Parce que quand j'ai le feu au corps, quand je plante mes ongles dans le dos d'un autre, c'est toujours sa peau à lui que j'écorche.
Parce qu'il le sait et qu'il en rit, je crois.
Parce qu'il m'échappe, que je ne le blesse pas...
Parce qu'il revient, toujours, et qu'il me regarde, me voit, me sourit.
Il n'y a que lui, tu sais? Que lui...
« Oh... Ne me regardez pas ainsi! »
Elle rit un peu.
« Je ne suis pas amoureuse de lui... non. Il est comme un grand frère. J'ai pleuré sur son épaule, j'ai ri de nos bêtises, je l'ai vu couvert de boue ou en larmes... je le connais trop pour être amoureuse. C'est juste de la tendresse, de l'amitié. »
Parce qu'il sait ce que je suis et qu'il n'a pas peur.
Et moi, pourtant, je vais, je viens, je m'élance, je cogne.
Il ne sent rien.
Il aime les oiseaux, tu vois, pour leur vol et leur cri.
Je les hais, parce qu'il les regarde avec ce sourire qu'il ne devrait avoir que pour moi.
Parce qu'ils font briller ses yeux et allègent ses journées.
Parce qu'ils le font rêver, et que moi je voudrais qu'il n'ait qu'un seul rêve.
Un seul cauchemar.
Moi.
« C'est pour cela que nous sommes associés. Après... Après que je n'ai été recueillie et sauvée, lorsque nous nous sommes retrouvés... Je ne voulais plus affronter le monde, j'avais peur, si peur: quel ami allait me trahir? Quelle connaissance tenter de me tuer? Ma mère n'avait pas hésité, alors pourquoi les autres ne feraient-ils pas pareil? Mais lui est resté là, malgré ma paranoïa, et il m'a aidée... Je n'osais plus vivre, alors il m'a prise par la main et ensemble nous avons monté cette boutique. »
Pour mesurer la cruauté, je n'ai qu'une aune et un mètre: l'amour et le mensonge.
Chapitre troisième: comment j'ai grandi en beauté et cruauté.
Il lui jette un regard amusé, certain, au fond, de tenir un scoop. Snow White amoureuse... Alors, quand elle tend vers lui la théière, il la laisse le resservir, verser le sucre, le nuage de lait qu'il apprécie, il contemple ses mains fines qui s'activent avec élégance et diligence.Lorsqu'il aura mal, elle ne sera pas là, c'est la seule pensée qui attriste Flake. Elle ne le verra pas...
« Un biscuit? »
Et elle ouvre un coffret, le lui tend, le laisse contempler, choisir, gouter.
Elle les a préparés un peu plus tôt, pour les partager avec Sham. Mais ce n'est pas très grave, elle en refera.
« Merci. »
Et alors qu'elle voit ses dents plonger dans la chair moelleuse et chocolatée, c'est à lui qu'elle songe. Un jour, elle paiera des gens. Des méchants. Pour lui faire mal, vraiment mal, aussi mal que Muscarine le lui avait fait. Ils le blesseront si bien et elle? Elle, elle le soignera tendrement. Elle lui ouvrira la poitrine, cette poitrine qu'ils auront déchirée, elle se penchera, elle embrassera ce petit coeur, tout palpitant, elle y passera la langue. Elle s'en délectera et sur ses lèvres rouges elle écrira toute sa passion.
Elle ne sait pas si elle en est capable. Elle aime le sang des chats... Elle n'a jamais gouté à celui des humains, ou à peine, du bout des lèvres, quand elle était blessée, quand il saignait.
« Une part de votre popularité vient de cet exploit encore inexpliqué: comment avez-vous fait pour que les nains cannibales ne s'attaquent pas à vous? »
« On me pose souvent cette question, et je n'y ai encore trouvé moi-même aucune réponse... »
J'avais les yeux pleins de larmes.
J'avais mal, tu sais? J'ai toujours mal quand ma proie meurt.
C'était mon premier chat. Un cadeau de Muscapute...
Un joli chat chartreux, à qui je racontais des tas d'histoire et qui adorait être caressé pendant des heures, près du feu.
Sham m'a regardée, a pris mes mains ensanglantées, les a passées autour de sa taille et m'a serrée contre lui.
Et j'ai pleuré sur son épaule.
Il était si beau, mon chat... Pourquoi n'avait-il pas résisté plus longtemps? Pourquoi être mort si vite? Il avait encore la moitié de sa peau, après tout, et je ne l'avais pas attaché trop fort. Et je l'avais caressé, encore et encore, sentant tressauter ses muscles sous mes doigts.
Mais il m'avait trahie, il était mort.
« C'était un beau chat. »
« et si gentil... »
« Il t'aimait beaucoup... Il ne faudra pas l'oublier. »
Alors, pour ne jamais l'oublier, je lui ai demandé de l'aide. Et nous avons fait un feu.
Et mon chat, mon beau chat, je l'ai cuit à ce feu.
Et pour me faire plaisir, pour sécher mes larmes, mon chapelier l'a transformé..
Enfin, à moitié. Et j'ai mangé ma part.
Il n'a pas vu, je crois...
Il n'a pas vu mon sourire.
Les nains les avaient vus. Mais bien sûr, cela, elle le tait.
Elle jette un regard presque tendre au journaliste. Il pourrait sans doute trouver d'autres questions... Lui poser des questions sur son avenir, peut-être... Mais son avenir, elle n'a pas le temps d'en parler, elle doit le construire: il est un joli instrument, mais rien de plus, et elle lui a déjà accordé pas mal de temps. Alors, gentiment, elle prend congé. Elle lui souhaite une bonne journée, précise qu'elle sera heureuse de lire son article et qu'il lui semble très sympathique, qu'elle serait heureuse de lui accorder, plus tard, un autre entretien.
Elle le laisse là, songe que bientôt il aura ses premières crampes abdominale. Elle sourit un peu, angélique, lui fait un dernier signe et rentre dans sa boutique, pour retrouver Mad. Il est là, dans ses vêtements d'oiseau exotique et elle le détaille un moment.
"Tu étais vraiment obligé de transformer la rampe de l'escalier en caramel?"
Elle a la voix un peu moqueuse, l'envie de lever les yeux au ciel et l'habitude de ses frasques. Elle en sourit un peu.
"Prépare-toi à quelques racontars, après la parution de mon interview. Je crois que le journaliste a décidé que nous faisons un joli couple."
Et elle rit un peu, en grignotant un morceau de caramel.