Playlist : Des marées d'écume - SaezLa nuit était étrange ce soir-là. Les nuages, épais et mélancoliques, venaient se serrer contre la lune, étouffant les étoiles. Le ciel était d'encre, sombre, profond, torturé. Les pans nuageux venaient se mêler, se tordre en une danse malsaine et oppressante, comme si, à travers leur triste chorégraphie, ils tentaient d'avaler l'étendue impassible. L'air, nerveux et humide, était teinté de cette odeur si particulière, propre à la pluie, qui venait s'imprégner dans les narines, nous mouillant presque de l'intérieur. Le temps était à l'orage, et tout semblait prêt à exploser, d'une manière si terrible, qu'elle en devenait sublime. Les éléments, tendus, à l'affût, étaient au bord du déchaînement. L'océan deviendrait sûrement fou ce soir, et les vagues hystériques et violentes, viendraient inviter le bateau à une danse dangereusement délicieuse. Le vent commençait à siffler, claquant dans les voiles immaculées mais baignées par l'obscurité. La nature entière semblait hurler à la folie, à la démence.
Seul dans sa cabine, James Hook, silencieux, les yeux fermés, écoutait l'hypnotique mélodie de mère nature, qui, toujours aussi calme, faisait, doucement mais sûrement, gonfler son implacable courroux. Il adorait ce temps, ce vacillement dangereux entre quiétude et apocalypse. Cela lui rappelait son propre caractère, et il avait la sensation merveilleuse d'être en symbiose totale avec son environnement. Comme si lui, la mer, le ciel, n'étaient soudain plus qu'un, qu'ils se fondaient pour ne devenir qu'une entité unique et aussi belle que menaçante.
Sa main alla chercher la bouteille ambrée remplie de rhum, l'effleura, comme hésitant, joua avec le goulot un instant, puis la délaissa. Ce soir, il n'avait pas envie de boire. Cela détruirait la poésie dantesque de l'instant. Et puis, enfermé dans sa cabine, il ne pourrait jamais profiter du spectacle terrible que la nature allait lui offrir. Cette représentation affreuse, pièce aux allures de fin du monde, méritait bien qu'il soit aux premières loges. Il se releva, simplement vêtu de son ample chemise de toile blanche et d'un pantalon, ses cheveux détachés. Les boucles d'encre roulaient sur son dos, glissaient le long de ses épaules, et semblaient pareilles à l'océan qui bientôt se révolterait contre les hommes qui la profanent avec leurs lourds navires. Ses bottes claquèrent contre le parquet vieux et rongé, passant vivement sur le pont, ignorant les immondes porcs à son service, qui profitaient de la nuit pour boire et jouer aux cartes. Il quitta son bateau, amarré au bord de la plage, et ses pieds s'enfoncèrent lentement dans le sable lorsqu'il toucha terre.
Il fit quelques mètres, humant l'air hypocritement doux, mais s'imbibant de plus en plus de l'humide menace de la tempête. Une première goutte vint s'écraser contre son visage, et il ferma les yeux. Glacée, elle resta un instant figée sur sa joue, puis coula lentement, caressant sa peau avec une délicatesse presque féminine. Elle vint effleurer son cou, découpa la forme de sa clavicule, et alla se perdre sous la chemise. Elle fut vite rejointe par d'autres, qui se collaient à sa peau brune. La pluie battait contre son corps, le trempant jusqu'aux os.
Peu de temps après, alors que le ciel pleurait à s'en déchirer, une mélodie douce s'éleva, se faufilant entre le bruit sourd et répétitif des gouttes s'écrasant contre les récifs. James s'arrêta. La mélopée semblait magique, féerique. Elle coulait, évidente, aux allures de comptine. La voix était sucrée, douce. Elle avait l'arrière goût des bonbons interdits, qu'il chipait aux cuisines, et savourait avec le délice du crime, alors que la sucrerie lui collait aux dents et au palais. Elle avait l'odeur de l'enfance. L'enfance, cette immonde tumeur qui continuait de gangréner son cœur fatigué et aigri, comme un parasite toujours accroché, mais qui, s'affadissant jour après jour, refusait de disparaître totalement ou un tatouage terni par les années et le sel, mais brûlant la peau comme au premier jour. James Hook, et je ne le dirais jamais assez, haïssait cette odieuse peste, qu'était l'enfance. La période délicieuse de tous les droits, de tous les rêves. Et cette voix... Cette voix... Elle donnait envie de pleurer, de hurler sous la lune, sous la pluie, sous les ténbèbres. Il voulu soudain faire le chemin inverse, retourner en arrière pour oublier l'âge adulte, et la vieillesse, qui, même lente et sournoise, avait fait son oeuvre. Il voulu arracher cette peau marquée par les ans, ce corps, premier traître, premier ennemi. Mais il se contenta de rester immobile, comme figé par une stupeur douloureuse. Il y eut une pause, et la chanson reprit. James Hook ferma les yeux, partagé entre la colère et la nostalgie. Un gamin maigrichon, aux boucles noires et au grand sourire béat, avait semblé lui sourire, au loin. Et puis, la pluie avait balayé l'affreux mirage. Alors, doucement, les myosotis s'étaient refermées, comme pour effacer cette image rémanente.
Le tonerre éclata, impétueux et impérial. La voix fut écrasée par le bruit retentissant, et les yeux du pirate s'ouvrirent d'un coup. Puis, plus rien. Juste le bruissement de la pluie, et le silence de la nuit. Il avait l'impression de sortir hors de l'eau, ses poumons se remplissaient d'air, comme soulagés.
Ses cheveux n'étaient plus que des fils ondulants, trempés et collés le long de son visage, et l'eau glaciale le purifiait presque. Il se sentait aussi mal que bien. Cette nuit était si étrange.
Un cri retentit. Un hurlement terrible. Une fois de plus, un cri d'enfant. Celui de l'enfant seul, perdu, terrorrisé. Celui qu'il avait poussé tant de fois, la nuit, recroquevillé sous ses draps, terrifié par l'avenir, par son adulte de père. Son poing se serra. James Hook détestait que l'on ravive un peu plus la douleur de cette ignoble tumeur. Et, en même temps, mêlée à la colère, une jalousie nostalgique, empreinte d'amertume et de douleur. Les enfants, eux, étaient encore enfants. Ils avaient le temps, surtout ici. A Neverland, les enfants étaient libres. Et celle-ci osait hurler ?
La colère était froide, terrible, et en même temps, son visage n'affichait qu'une tristesse sans nom. Il se dirigea lentement vers la source du cri. Sous la pluie, la silhouette recroquevillée et impregnée d'eau, semblable à un petit animal mouillé, sembla aussi fragile qu'un vase finement ciselé. Le genre de vase superbe, mais qu'il est si facile de faire tomber. Et si tentant.
James Hook la détesta autant qu'il l'envia. C'était une adolescente. Il la jaugea un instant, silencieux, et les myosotis tristes.
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Qu'elle souffrance est si insoutenable, que tu ne peux retenir tes hurlements ? Demanda-t-il, assez fort pour qu'elle l'entendit.
Sa voix n'était ni en colère, ni triste, ni jalouse. Elle était fatiguée. Si fatiguée. Et la question était sincère. Lui, qui retenait ses hurlements, préférant les bras tendres et chaud, ou les carnages violents et délicieux, aux pleurs inutiles et acides, voulait comprendre. Pour mieux haïr, ou mieux s'effondrer.